Gilbert DUVAL, mai 2009
La formation traditionnelle des équipages groisillons, au XIXème siècle, se faisait « sur le tas » : au sortir de l’école primaire, vers 10 ou 12 ans, le jeune mousse embarquait, souvent dans des conditions très difficiles, puis devenait novice, puis matelot. Les patrons n’avaient pas davantage de diplôme ; ils étaient nommés par l’armateur, en fonction de leurs capacités, en particulier au commandement, et de leur expérience. « … comment ces barques étaient-elles autrefois dirigées ? Par un vieux loup de mer qui, comme le petit navire, avait beaucoup navigué, mais qui sans instruction, sans calculs et sans instruments, naviguait au petit bonheur ou, comme disent les marins eux-mêmes, à l’estime. » (Le Petit Français illustré. Journal des écoliers et des écolières, 1896)
Or ce siècle était aussi celui du développement des sciences, de l’industrie, de l’éducation (l’école obligatoire et gratuite date de 1882), de la laïcité, du triomphe de l’esprit scientifique, de la certitude des progrès de l’humanité. Les promoteurs de l’enseignement de la pêche ont été portés par cette idéologie, à travers les sociétés d’hygiène, de santé publique ou encore de sauvetage en mer.
Compte tenu de l’importance de la pêche dans l’économie groisillonne à la fin du XIXème siècle, il n’y a rien d’étonnant à ce que la première école de pêche y ouvre en 1895. « Il y avait quelque chose à faire pour former cette belle et vaillante population à laquelle ne manquait qu’un peu d’instruction. C’est de cette idée que naquit l’école de pêche de Groix. » (Le Petit Français illustré. Journal des écoliers et des écolières, 1896).
Monsieur Guillard dans la salle de classe de l'école de la Trinité (photo du Petit Français illustré)
La séance inaugurale eut lieu le 16 mai 1895, dans deux salles prêtées par l’école communale de La Trinité, au bourg, en présence du maire, du commissaire de l’Inscription Maritime, de l’instituteur ; y assistaient 23 élèves dont 14 patrons. Les cours comprenaient français, mathématiques, navigation, réglementation en mer, sauvetage, soins aux blessés, hygiène et lutte contre l’alcoolisme, natation, secours aux noyés.
Le succès fut rapide et l’école comptait, en décembre 1897, cent seize élèves, dont dix sept patrons !
La direction de l’école était confiée à Victor Guillard, professeur d’hydrologie à Lorient : « La direction en a été confiée à Mr Guillard. Petit, maigre, d’une grande bonté, avec des yeux intelligents et vifs et portant fièrement à la boutonnière la décoration si bien gagnée. » (Le Petit Français illustré. Journal des écoliers et des écolières, 1896). L’école était patronnée par la Société Bretonne de Géographie, la Société des Hospitaliers Sauveteurs Bretons, la chambre de commerce du Morbihan, la municipalité de Groix ; elle était financée et soutenue par les ministères du Commerce, de la Marine, de l’Instruction Publique. Le local et le logement du professeur étaient fournis par la commune, alors que son salaire l’était par le gouvernement.
Les deux salles de l’école de la Trinité étaient équipées sommairement : quelques bancs et tables, des modèles réduits démontables de navires, quelques instruments de navigation (boussoles, octants, sextants), une rose des vents, quelques livres, quelques cartes marines, une inscription au mur : « L’alcoolisme, voilà l’ennemi ».
Le "musée" de l'ècole de pêche présenté par Monsieur Guillard (source : Petit Français illustré)
L’école de Port Lay
A la suite des lois sur la laïcisation de l’école du début du XXème siècle, la mairie dut récupérer les deux salles de l’école de pêche qui fut obligée de déménager. L’hostilité était alors majeure contre cette école, d’origine laïque, et « …qui n’est fréquentée ordinairement que par quelques enfants étrangers à la commune, n’a guère son utilité ni même sa raison d’être. » (avis du Conseil Municipal du 14 janvier 1903, relayé par la Croix de Groix du 15 février 1903). Ce point de vue était bien entendu repris par l’abbé Noël : « Enfin l’école de pêche n’a presque aucun élève groisillon ; nos marins ne voient pas quels progrès cette école a fait faire à la pêche. » (La Croix de Groix, 8 mars1903)
Port Lay du temps des thoniers : 6 dundees dans ce port minuscule.... L'école de pêche se trouve à droite des usines Jégo. Carte postale Nozais, environ 1935.
Après avoir fait classe transitoirement dans ses appartements, Victor Guillard put emménager en 1903 à Port Lay, à proximité immédiate des usines Jégo, dans une maison appartenant à Madame Lemonnier, riche veuve nantaise, bien connue pour ses nombreux soutiens à des œuvres caritatives. Madame Lemonnier conservait la propriété du bâtiment qu’elle lèguera, par testament rédigé en 1912 et modifié en 1914, à la Société des hospitaliers sauveteurs bretons de Rennes, en spécifiant qu’il ne pourra jamais être « établi, dans cette maison, de cabaret ».
Paradoxalement, c’est donc une personnalité catholique, nantaise, également impliquée dans d’autres « bonnes œuvres » dont un orphelinat (Le Logis près de Pornic, repris par les sœurs de Bethléem), qui aura sauvé l’école de pêche de Groix, d’origine fortement laïque et particulièrement critiquée par le clergé local !
En 1941, comme toutes les autres écoles de pêche, l’école de Port Lay est agréée par l’Etat et la Marine et devient Ecole d’Apprentissage Maritime (EAM). Les dernières traces en remonteraient à 1962.
Les professeurs successifs ont été Victor Guillard, M. Monchy, M.Lucas, officier de marine, puis René Lesage, capitaine au long cours en 1925 ; son successeur fut M. Queguiner, capitaine au long cours, jusqu’en 1957, enfin Joseph Guillaume, capitaine de la marine marchande et ancien pilote de Lorient jusqu’en 1962.
Aujourd’hui, le bâtiment existe toujours, à usage privé. Sur sa façade, on peut toujours lire l’inscription d’origine : « Ecole de pêche et de navigation Deus Patria Labor. »
Mais au fond, le seul vrai problème, lors de la création de l’école de pêche, était bien d’évaluer la compétence des patrons groisillons afin d’en justifier l’ouverture.
Et sur ce sujet, les points de vue étaient pour le moins tranchés !
D’un côté, les pouvoirs publics, en ces temps de développement rapide de la scolarité, de vision « progressiste » de l’avenir de l’humanité, comme nous l’avons déjà dit. Les fondateurs de l’école de pêche étaient républicains et souvent anticléricaux. Ils s’appuyaient sur de nombreux incidents ou accidents inquiétants survenus en pêche. De nombreux bateaux faisaient côte. Mais la faute à qui ou à quoi ? Aux chaloupes qui ne remontaient que très mal au vent et avaient les pires difficultés à se tirer d’une mauvaise position ; à un balisage encore balbutiant ; ou à une navigation bien souvent « pifométrique » ?
Ces incidents sont minimisés ou niés par d’autres, défenseurs de l’état ancien, de la formation « sur le tas ». De ce point de vue, l’abbé Noël, dans la Croix de Groix, ne mâche pas ses mots : « A cette école du bord, il (le jeune mousse) apprend à faire ce que font les autres plus habiles que lui. … Je connais des marins qui n’ont jamais su lire ni écrire et qui sont d’excellents matelots, d’excellents patrons, capables de gagner leur vie, de diriger leur bateau dans un rayon de cent lieues, mieux que beaucoup de capitaines. Ils ont la pratique du métier. » (14 février 1897) ; ou encore : « Mieux vaudrait pour un enfant n’avoir jamais vu un sextant que d’être élevé dans une école sans religion, sous une inspiration plus ou moins franc-maçonnique. Que sert à l’homme de gagner le monde entier s’il perd son âme ? ». Ces écrits, en ces temps d’affaire Dreyfus et de séparation entre église et état, ont au moins l’intérêt de la clarté !
Mais qu’en pensaient les pêcheurs eux mêmes ? Difficile à dire tant l’abbé Noël, témoin privilégié de cette époque et rédacteur de la Croix de l’Ile de Groix était, selon l’avis même des éditeurs récents de ces lettres « redoutable de certitudes » …. Il semblerait toutefois que, du point de vue des pêcheurs, l’apprentissage de la pêche doive se faire sur le tas, alors que la navigation s’apprendrait à l’école. Cette dernière permet également d’obtenir des brevets, une meilleure carrière et une meilleure retraite, sans oublier la formation des équipages de la « royale » qui n’était alors pas oubliée en ces années précédant la première guerre mondiale. Joseph Yvon résume sans doute au mieux tout ceci : « Ces professeurs formeront des générations de patrons pendant plusieurs décennies. Il est vrai que ce n’est pas dans une école qu’on apprend le métier de pêcheur, et on imagine en ce début de siècle avec quel scepticisme aggravé de mépris les « vieux » regardaient les jeunes adultes qu’ils avaient eus comme matelots user leur fonds de culotte sur les bancs d’une école, fut-elle appelée « de pêche », alors que pour eux, les patrons déjà anciens, la place des jeunes était en mer. Mais il est vrai aussi que c’est dans une école qu’on apprend les éléments de navigation, si on n’apprend pas le métier de pêcheur. »
Le Courrier de l’Inscription Maritime ne dit d’ailleurs pas autres chose : « Plusieurs marins de Groix ayant suivi les cours de l’école des pêches et appris à se servir des cartes et instruments nautiques n’ont pas craint d’avouer qu’ils se demandent comment ils osaient autrefois se risquer à plus de 200 milles au large « au hasard » et sans instruments. Ils ajoutent que l’ignorance des patrons a causé ainsi la perte de bien des équipages. » (12 mai 1905) ; ou encore : « L’école de pêche de Port Lay… a rendu de signalés services à la population maritime de Groix, elle a permis aux marins de l’île de s’éloigner de plus en plus des côtes au cours de leurs campagnes de pêche au thon, de se livrer à la pêche des langoustes sur la côte du Maroc et de se lancer à la grande pêche sur les côtes occidentales d’Afrique… » (18 janvier 1913).
Sans que cela veuille dire grand chose, il est tout de même curieux de reprendre la définition intégrale du Larousse Universel en 2 volumes de 1922 : « Groix (île de), île de l’Atlantique, dépendant du canton de Port-Louis (Morbihan) ; 5510 h. (Groisillons et Grésillons). Pêche. Ecole de navigation. » : le moins que l’on puisse dire est que l’école occupe une grande place dans cette définition des plus brèves …. !
Et finalement, pour rester dans le langage des temps de la création de l’école de pêche, on pourrait laisser la parole au journaliste du Petit Français illustré qui conclut son article par ces mots : « … nous avions vu de beaux dévouements et nous avions fait de notre mieux une bonne action. ».
Sources :
« L’école de pêche de Groix » C.G., « Le Petit Français illustré. Journal des écoliers et des écolières », 7 novembre 1896, n°402, 581-583
« La première école de pêche en France : île de Groix, 1895. » D. Biget, « Les cahiers de l’île de Groix », 1999, n°4, 47-56
« Ecole de pêche et navigation scientifique au large, à bord des thoniers de Groix de 1895 à 1962. » J. Yvon, « Les cahiers de l’île de Groix », 1999, n°4, 65-114
« Groix l’île des thoniers, chronique maritime d’une île bretonne » D. Duviard, Atelier Alpha Bleue Ed., 1992
« Marie-Louise Lemonnier (4 décembre 1840-23 mars 1924) et l’école de pêche de Groix : une philanthropie active en Bretagne. » R. Moullec, P. Juignier, Mme Gaultier, « Les cahiers de l’île de Groix », 1999, n°4, 57-64
« La Croix de l’Ile de Groix. Lettres d’un Groisillon à ses compatriotes. », Collection complète : 1891-1925, Le Thabor Ed.
« D’un port à l’autre. » S. San Quirce, A. Tavernet, Ecomusée de l’île de Groix, Imp. De Brocéliande, 1991
Port-Lay
(détail CP semi-moderne Lapie)